Jubilé 25 ans à la suite du Christ

25 ans

En relation avec l’événement que représente pour Sr Magali, fr. Nathanaël et moi-même, le jubilé des 25 ans de nos engagements définitifs au sein de la Communauté de la Croix Glorieuse, je ne retiens pour aujourd’hui que le thème de la soif. Soif de Jésus crucifié. Soif de celui qui entend l’Esprit et l’Epouse lui dire : « viens ! » Il y a cette soif, et puis la collecte qui parle tout particulièrement à mon cœur :

« Puisque ta sagesse inexprimable, Seigneur, se manifeste étonnamment dans le scandale de la Croix, accorde-nous de savoir contempler la gloire dans la passion de ton fils. »

Il y a quelques années, effectuant une retraite dans une communauté fondée au Moyen-Age, le prieur me dit un jour : « Je n’aurais jamais pu rentrer comme vous dans une communauté nouvelle, il me fallait un ordre vieux au moins de 800 ans. » Au-delà de la boutade, je réalisais qu’en ce qui me concernait, je ne m’étais jamais posé ce genre de question. Quand je suis venu passer quelques jours , en 1989, à la communauté de la Croix Glorieuse pour la découvrir, ça a été très vite comme une évidence intérieure. C’était là, dans cette communauté, que le Seigneur m’appelait. Il m’a fallu un an, ensuite, à moi qui habitais le nord de la France, pour comprendre que le Seigneur me demandait de descendre à Perpignan. Dans ma naïveté, j’espérais une fondation à Boulogne/Mer ou à Lille. Cette descente physique n’était que le prélude à une autre descente, intérieure celle là, une descente lente et progressive, qui se poursuivra sans doute jusqu’à ma mort. Au fond, cette descente dans la soif, cette descente vers l’Eau Vive, m’emmène des illusions perdues à la réalité éblouissante de l’Amour, réalité que je pressens et qui m’appelle, que nous pressentons, et qui nous appelle.

Du ciel à la terre

Avec le recul, je réalise que je me prenais, que je nous ( le « nous » ici est le « nous » communautaire) prenais un peu pour des anges. Les liturgies étaient sublimes, le projet de vie  n’était rien moins que l’actualisation  du sommaire du livre des Actes des Apôtres, que nous avons entendu en 2de lecture, et donc vivre comme la 1ère communauté chrétienne dans une expérience de Pentecôte. Très vite, il y a eu le choc du réel : difficile de chanter en polyphonie quand on n’a jamais appris, de danser les danses d’Israël quand on a de grands pieds plats, de veiller quand dès 21h on a les paupières qui tombent.  Le « un seul cœur, une seule âme » n’empêche pas le cœur de saigner quelquefois, ni l’âme de parfois gémir. J’avais donné ma vie ? Tu parles ! Je n’avais pas vraiment réalisé ce que cela voulait dire. Mais qui réalise vraiment ce qu’il fait quand il s’engage dans le mariage ou donne sa vie pour une cause ? Donner sa mémoire, son intelligence, sa volonté, ses affects, son corps, toute sa personne, c’est une autre affaire. J’avais tout à apprendre. Il y a dans la Bible, des paroles très claires, très fortes, qu’on n’aime pas trop entendre :

« Mon fils, si tu prétends servir le Seigneur, prépare-toi à l’épreuve. »Ecclésiastique

ou bien dans le livre de Judith :

 «C’est pour les avertir que le Seigneur flagelle ceux qui s’approchent de Lui. »

ou encore comme le psalmiste tout à l’heure :

 « Il m’a frappé, le Seigneur, Il m’a frappé, mais sans me livrer à la mort. »

Les récits bibliques nous montrent Abraham à qui Dieu demande de sacrifier Isaac , son fils unique,  alors même qu’Il lui a promis une postérité innombrable. Quant à Moïse, alors qu’il vient de recevoir sa mission à l’Horeb, voilà que Dieu cherche à le tuer, nous dit le livre de l’Exode, jusqu’à ce que Cipporah, sa femme, le touche du prépuce sanglant de leur fils qu’elle venait de circoncire. Nous connaissons tous aussi l’épisode du mystérieux combat de Jacob avec l’ange . Quant aux prophètes, ils ne sont pas mieux lotis, ils subissent des épreuves terribles. Certains en ont assez, sont même parfois, comme Elie en route vers l’Horeb, tentés par le suicide. Mais, étonnamment, quand ils sont au bas du bas d’eux-mêmes, Dieu vient toujours à leur secours. Tout cela, on le comprend peu à peu. Le Seigneur  nous travaille patiemment au moyen de Sa Parole, lue, célébrée, priée, méditée. Il nous travaille aussi au moyen de la vie fraternelle qui, selon les jours et notre état intérieur, peut nous procurer les joies très profondes d’un petit paradis sur la terre, ou au contraire nous apparaître comme un champ de mines ou une arène remplie de bêtes féroces. Parce qu’il y a dans l’autre et en moi-même de la violence, du péché, des blessures, et que l’Eau vive de l’Esprit n’est pas un filet d’eau tiède mais un torrent qui charrie les cœurs de pierre, les galets que nous sommes et les fait s’entrechoquer pour les polir, les arrondir. Il  faut du temps, et encore du temps…

De la terre au ciel

Soyons réalistes. Comme le dit St François de Sales :

« Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. »

Nul groupe humain, à commencer par la famille, a fortiori nulle communautété, qu’elle soit ancienne ou nouvelle, n’est à l’abri de certaines dérives. « L’hommerie » vient pervertir les relations, ouvrir la porte à des abus, à des emprises, qui peuvent provoquer de graves dégâts humains, aussi bien en couple qu’en famille ou en communauté. Vous me direz : quel tableau sinistre ! Il faut être fou pour engager sa vie, que ce soit dans le mariage ou dans une forme de vie consacrée. Oh, que non ! Au contraire, c’est peut-être bien là que se manifeste la Sagesse inexprimable du Seigneur. La Croix Glorieuse de Notre Seigneur Jésus Christ nous enseigne que l’arbre mort devient arbre de Vie, mais que c’est le Christ, et Lui seul, le Christ crucifié, mort et ressuscité, qui réalise cette transformation. Allons plus loin, il faut que l’arbre meure pour devenir arbre de vie. L’agent de cette transformation, c’est l’Amour, c’est le feu, c’est le Souffle, c’est l’Eau vive et le sang. Nous ne savons pas ce qu’aimer veut dire, c’est l’Amour que nous apprenons de l’enseignement et du Cœur du Christ. Revenons à la collecte : « Accorde-nous de savoir contempler la gloire dans la passion de Ton Fils. »Le mot « passion » a, en français, une double signification : celle de souffrance, et celle d’ amour passionné. Pas l’amour à l’eau de rose, pas la passion romantique chantée par les divas à l’opéra. Non, c’est l’Amour tel que Jésus en parle dans l’Evangile de Jean :

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »

C’est l’Amour qui fait mourir, et c’est l’Amour qui donne la Vie. La Croix Glorieuse nous enseigne  que c’est en descendant qu’on atteint les sommets. Dieu n’est pas dans une sphère lointaine, dans les hauteurs d’un sacré inaccessible. Contempler n’est pas s’abstraire. La Vierge Marie enseigne par l’exemple ce que contempler veut dire. Notre humanité à chacun, et l’intériorité qui la constitue, sont les chemins que le Christ emprunte. Où Le trouver, sinon en pleine pâte humaine, attaché par l’Amour sur la Croix des souffrances et de la mort de chaque homme, pour lui ouvrir les portes de la Vie.  Où contempler Son visage, sinon sur le visage de « nos seigneurs les pauvres », comme les appelle St Vincent de Paul, les affamés, les malades, les prisonniers, les étrangers ? Où Le rencontrer, sinon dans ces frères et soeurs  que je côtoie, que je rencontre, et vous qui êtes mariés, où Le rencontrer sinon dans votre épouse ou votre époux, dans vos enfants ? Lisant dernièrement les réflexions d’un auteur complètement passé de mode aujourd’hui, Henri Guillemin, j’ai été frappé par ce qu’il écrivait un jour de printemps, en 1980 : « Nous nous trouvons être abouchés à l’infini. Ce qui constitue notre identité humaine, ce n’est pas autre chose que la présence en nous de l’Absolu Vivant. »

Oui, si nous avons prononcé des engagements définitifs, il y a 25 ans, c’est parce que nous avions en commun, Magali, Nathanaël, et moi, soif de l’Absolu Vivant, soif de Vérité, soif d’Amour. Nous nous sommes engagés pour apprendre à aimer comme Toi, Jésus, Tu aimes, et TU nous a montré le chemin, afin que nous aussi nous marchions sur tes traces. Cette descente que j’évoquais, le Seigneur L’a vécu dans ce que l’on appelle la kénose, l’action de se vider, de se dépouiller, de S’anéantir. Il S’est anéanti, prenant la condition de serviteur, IL S’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort et la mort de la Croix. C’est pourquoi Dieu L’a exalté Le dotant du Nom qui est au-dessus de tout nom. (Phil.2) C’est en descendant que l’on atteint les sommets, c’est en laissant l’Amour nous dépouiller que nous devenons riches des richesses du Christ et de Sa Gloire. Oui, béni sois-Tu Seigneur pour Ta sagesse inexprimable qui se manifeste étonnamment dans le scandale de la Croix !

fr. Christophe